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"L'INTRANSIGEANCE" D'ARAFAT

 
par Jean-Baptiste 
 
L'ignorance n'est pas une excuse. Et je préfère croire, pourtant, qu'il ne s'agit que de cela, la plupart du temps. Car enfin, comment est-il possible à des journalistes d'affirmer encore, ou de suggérer, de laisser croire en tout cas, qu'Arafat est responsable de l'échec de camp David ? Cela n'est pas sans conséquences, évidemment : s'il est responsable de l'échec des négociations de Camp David, en totalité ou en partie, comme une large part des médias le dit ou le laisse entendre, il possède une responsabilité majeure dans la guerre actuelle en Israël. Et finalement, on pourrait presque dire, alors, qu'il récolte en ce moment ce qu'il semé il y a plus d'un an.  
 
Assurément, l'Autorité palestinienne mérite certaines critiques. Qui le nie, d'ailleurs ? Mais encore faut-il ne pas accuser sur des probabilités, surtout quand les soupçons viennent de la partie israélienne, qui a déjà montré combien elle savait manipuler, désinformer.  
 
Pourtant, la plupart des médias continuent de répandre la version de MM. Barak et Sharon sur cette fameuse « négociation de la dernière chance » qui s'est tenue à Camp David en juillet 2000, avec le dirigeant israélien et le leader palestinien, juste avant la fin du mandat de Bill Clinton. Yasser Arafat y aurait « dévoilé son vrai visage », en rejetant « l'offre généreuse » des Israéliens. Telle est la formule de Ehoud Barak, reprise à peu de choses près dans les journaux depuis. Encore aujourd'hui, tout au plus les médias atténuent-ils l'expression, et accusent-ils « seulement » Arafat d'avoir refusé un accord « raisonnable », de n'avoir pas su saisir « l'occasion historique », de n'avoir pas reconnu les efforts considérables de M. Barak. En un mot, le « dirigeant » palestinien aurait fait preuve d'intransigeance, de fanatisme, d'un aveuglement coupable. Il aurait préféré le refus, le « non » vertueux mais dangereux, aux nécessaires compromis qu'impose la réalité.  
 
Or, la réalité est tout autre. Un an après les déclarations de M. Ehoud Barak, nous connaissons le détail des offres israéliennes, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elles n'ont rien de « généreux ». Comme l'écrit Alain Gresh, dans Le Monde diplomatique de septembre 2001, « la philosophie des propositions israéliennes à Camp David reflétait une certaine vision de la paix et des accords d'Oslo. Israël, gouvernement comme opinion publique, trouvait normal que l'on subordonne le droit des Palestiniens (à la dignité, à la liberté, à la sécurité, à l'indépendance, etc.) aux droits des Israéliens. » (1) Or, « on ne le rappellera jamais assez, les accords d'Oslo n'étaient pas un contrat de mariage entre deux époux égaux en droits et en devoirs, mais un arrangement entre un occupant et un occupé. Et l'occupant voulut imposer, à chaque étape et avec l'appui des États-Unis, son seul point de vue. Si une dizaine d'accords furent signés entre septembre 1993 et 2000, seule une faible proportion des obligations inscrites dans les textes sera appliquée, et souvent avec retard. » Pendant ce temps, on attendait d'Arafat qu'il calme l'impatience de son peuple, qu'il combatte les organisations terroristes. Et il le faisait. Alors que, depuis 1993, il allait de concessions en concessions avec les Israéliens. Seulement, à Camp David, il s'agissait cette fois de négocier le statut définitif de la Palestine. Les décisions ne pouvaient pas être prises à la légère. Or, avec les propositions israéliennes, « la vie des Palestiniens continuait d'être subordonnée à l'occupant. 9,5 e la surface de la Cisjordanie devaient être annexés et environ 10 le long du Jourdain, loués à “long terme” à Israël. Celle-ci était coupée pratiquement en trois par deux grands blocs de colonies, un long corridor permettant même un accès israélien direct à Kiryat Arba et au cœur de Hébron. Israël conservait le contrôle des frontières extérieures de l'Etat palestinien. Aucune solution n'était envisagée pour les réfugiés. » Même si, sur Jérusalem, Ehoud Barak avait assoupli le dogme d'une « Jérusalem unifiée », décrétée en 1967 « capitale éternelle » d'Israël, il n'abandonnait pas l'idée d'un large contrôle des Palestiniens.  
 
Aujourd'hui, tout cela est su, ou devrait l'être. En fait d'intransigeance, c'est M. Barak qui déclara, à la fin de la rencontre de Camp David : « c'est à prendre ou à laisser ».  
 
Et depuis, à la rencontre de Taba, en janvier 2001, la délégation israélienne a fait des propositions autrement satisfaisantes, permettant de régler la question des réfugiés par exemple. On n'a jamais été aussi proche d'un accord. Mais, en février, c'est Sharon qui a été élu. Et ces propositions ont passé, pour ainsi dire, inaperçues.  
 
Alors, comment expliquer que l'on continue à évoquer « l'intransigeance » de Yasser Arafat ? Comment supporter l'accusation de « double jeu » dont il est parfois victime, particulièrement injuste la plupart du temps ?  
 
Plutôt qu'évoquer tel ou tel journaliste de Radio France, tel ou tel reportage télévisé – les exemples sont trop nombreux – je préfère citer la chronique d'Alain Rémond du 12 décembre 2001, « L'année dernière à Camp David ». Il n'accuse pourtant pas le leader palestinien; et lorsqu'il décrit la situation actuelle, il commence même par évoquer l'attitude israélienne, plutôt que les attentats-suicides en premier, comme d'habitude. A vrai dire, ce n'est d'ailleurs pas là son sujet : il refuse de décerner des bons ou des mauvais points, il s'intéresse surtout à un plan rediffusé au JT, vieux d'un an et demi, où Yasser Arafat et Ehoud Barak font assaut de politesses pour ne pas pénétrer dans la salle de réunion avant l'autre; il nous invite à rêver sur ces images, « loin de la raisonnable raison », il veut saluer le courage de ces deux hommes. Sa démarche est belle. Il cherche à redonner espoir, à nous faire concevoir ce qui semble aujourd'hui impossible. Cependant, même dans une telle chronique, la vision des choses est tronquée, biaisée, influencée par la propagande israélienne : « Trois hommes réunis pour négocier. Pour faire la paix. Si près de réussir. Si proche, la paix. Jamais aussi proche. », ou encore, plus loin : « Ces deux hommes sont fous, d'une belle, d'une magnifique folie. (…) [Ces images] disent le courage des fous. Oui, ils ont échoué. L'un, au dernier moment, n'a pas été assez fou. » (2) Hélas, on aimerait pouvoir souscrire à ces propos, mais la paix n'était pas aussi proche que cela – puisque, à la rencontre de Taba, les nouvelles propositions israéliennes ont constitué une avancée bien plus importante – et le laisser entendre, c'est laisser entendre que quelqu'un a fait preuve d'un caprice criminel. Qui ? Alain Rémond se garde bien de le dire – et cette omission est belle, elle aussi, même si elle ne convainc pas. Car, à l'évidence, leur folie à tous deux fut bien mesurée, bien médiatique : il ne fallait être, aux yeux des caméras, ni celui qui fait trop de concessions, ni celui par qui le processus de paix s'achève. D'où ces marques de « politesse » : mais non, mais non, après vous… C'était surtout à celui qui ferait une gaffe le premier.  
 
Mais ces légers flottements ne sont rien en regard de ce qu'on peut lire ou entendre presque partout. Dans le Télérama de la semaine suivante, par exemple, en guise de présentation des entretiens avec deux anciens ministres travaillistes israéliens, ceux du gouvernement Barak justement, on peut lire une publicité incroyable pour l'un d'eux, Shlomo Ben-Ami, et pour son livre. Dans le texte introducteur du dossier, il est dit que Ben-Ami « incarne, qu'elle plaise ou non, la position la plus favorable aux Palestiniens qu'Israël puisse offrir », et cela, alors même que le second entretien prouve déjà le contraire, ainsi que plusieurs autres témoignages parus dans le même hebdomadaire dans les semaines et les mois précédents ! (3) Sous prétexte que Ben-Ami serait « sincère et informé » - depuis quand la sincérité protège-t-elle des pires interprétations ? – le texte introducteur prend donc pour argent comptant, comme le révèle cette phrase, les déclarations de celui-ci, et notamment la critique de « l'idéologie » d'Arafat ou de la gauche israélienne – négligeant du même coup, sinon les intérêts de Ben-Ami, du moins sa propre idéologie…  
 
Comment expliquer tout cela ? Dans cet immense malentendu, l'ignorance ou la méconnaissance de la plupart des journalistes n'explique pas tout. Leurs parti-pris non plus.  
 
Qu'une information chasse l'autre, et que Camp David ne soit plus aujourd'hui d'actualité est une raison supplémentaire, bien sûr. Tout le monde capitule devant la course à l'instantané, devant la dictature du présent. Pourtant, il est impératif de refuser cette ronde infernale des informations, ces « machines à fabriquer de l'oubli » que sont la plupart des médias, malgré les apparences. L'accepter, c'est se rendre complice de la colonisation orchestrée par Israël, qui joue sur cet oubli. Pendant Camp David, par exemple, la délégation israélienne n'a cessé d'organiser des « fuites », relayées par la presse, et maintenant que l'on dispose d'informations contradictoires, cela n'intéresse plus personne. Ainsi, comme souvent, nous aurons en grande partie vécu les événements à travers la « communication » israélienne.  
 
Et puis, il faut bien le dire : les médias manifestent une conception de l'objectivité bien pitoyable. Aujourd'hui encore, ils se contentent d'un certain « équilibre » des « informations », souci qui semble louable a priori, mais qui se révèle vite injuste. Ils rechignent par exemple à reconnaître des torts à Barak ou à Sharon sans en trouver également à Arafat. Comme si la vérité se trouvait toujours au milieu… Comme si renvoyer dos-à-dos les deux parties constituait le paroxysme de la déontologie journalistique…  
 
Ce faisant, ils abdiquent. Ils renoncent à leur mission, qui n'est pas de transmettre informations et désinformations mais de trier entre elles, de débusquer la vérité, où qu'elle se trouve, de se faire une opinion, en connaissance de cause, pour ne pas livrer lecteurs, téléspectateurs ou auditeurs au premier manipulateur venu. L'ignorance ou la bêtise n'est pas une excuse; c'est une circonstance aggravante. Les journalistes ont une responsabilité. Ils doivent aussi rendre des comptes, et pas seulement à leurs bailleurs de fonds – à leur conscience pour commencer. Les mots aussi ont des conséquences. (4)  
 
Aussi, sur la question israélo-palestinienne, je me permettrai de vous conseiller cet article du Monde diplomatique mentionné plus haut, auquel ces lignes doivent beaucoup, vieux de quatre mois déjà : « Comment la paix a été manquée », par Alain Gresh - ainsi que son dernier livre, excellent lui aussi. (5) Peut-être cela aidera-t-il quelques journalistes à faire leur métier.  
 
Enfin, plutôt que le fameux « devoir de mémoire » dont on nous rebat les oreilles avec l'efficacité que l'on voit, on ferait mieux de rappeler qu'il existe surtout un devoir de s'informer et de réfléchir, et que ce devoir fonde la démocratie. Qu'est-ce que le devoir de mémoire, d'ailleurs ? C'est une invention parfaitement soluble dans la propagande. Et c'est ce qu'essaie de faire George Walker Bush quand il décrète le 11 septembre jour férié aux États-Unis : il impose une lecture unilatérale de l'événement et le sacralise. Or, la mémoire n'existe pas a priori, c'est un travail, une reconquête de tous les instants, et ce travail, cette reconquête sont avant tout individuels. Ce que veulent les puissants de la planète, c'est le contraire de cette mémoire-là, c'est nous faire vivre éternellement dans le présent de la catastrophe, dans cette stupeur qui annihile tout sens critique. Bref, si l'on veut sortir de ce totalitarisme subtil que véhicule actuellement le conformisme médiatique, il est urgent de rappeler que, s'il existe bien un devoir, c'est celui de s'informer et de réfléchir.  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
(1) « Comment la paix a été manquée » par Alain Gresh, in Le Monde diplomatique de septembre 2001. Les citations qui suivent sont extraites du même article, absolument indispensable sur le conflit israélo-palestinien. 
(2) « L'année dernière à Camp David », par Alain Rémond (« Mon œil »), in Télérama n°2709 (édition du 12 décembre 2001). 
 
(3) Dossier « Israël, la gauche divisée », Télérama n°2710, édition du mercredi 19 décembre 2001. Quant à cette gauche israélienne pro-palestinienne, elle existe encore, heureusement ! En témoignent ces militantes décrites dans un reportage de Benjamin Barthe paru en juin 2001, ou encore l'auteur de Boire la mer à Gaza ou les journalistes d'Haaretz... 
 
(4) Même observation dans Le Canard enchaîné : « Les médias français utilisent souvent des termes ou des formules qui ont cours en Israël. Ainsi, depuis des années, nombre de confrères parlent de "territoires", comme si le fait de dire "territoires occupés" ne correspondait pas à la réalité, et s'ils couraient ainsi le risque d'apparaître partisans des Palestiniens… Récemment, les Israéliens ont utilisé le terme de "nettoyage" pour qualifier leurs actions militaires. Un terme que l'on a entendu de nombreuses fois repris sur les antennes françaises, et sans la moindre réserve. » (Le Canard enchaîné du 19 décembre 2001). Faut-il préciser que les mots tuent, eux aussi ? 
 
(5) Alain Gresh, Israël, Palestine, vérités sur un conflit, éditions Fayard, 2001. On peut lire le premier chapitre, « Lettre à ma fille » , sur le site du Monde diplomatique. Cf. note 1 pour l'article « Comment la paix a été manquée ».  
 
 
Sources : Lien vers http://www.ornitho.org/ornitho/article.php3?id_article=51> 
 

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Modifié en dernier lieu le 10.01.2005
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